Les rêves comme structure narrative dans la vaste mer des Sargasses

«J'ai attendu longtemps après l'avoir entendue ronfler, puis je me suis levé, j'ai pris les clés et j'ai déverrouillé la porte. J'étais dehors tenant ma bougie. Maintenant je sais enfin pourquoi j'ai été amené ici et ce que je dois faire »(190). Le roman de Jean Rhys, Large mer des Sargasses (1966), est une réponse post-coloniale à Charlotte Bronte Jane Eyre (1847). Le roman est devenu un classique contemporain à part entière.

Dans le récit, le personnage principal, Antoinette, a une série de rêves qui servent de structure squelettique pour le livre et également de moyen de responsabilisation pour Antoinette. Les rêves servent de débouché aux vraies émotions d'Antoinette, qu'elle ne peut exprimer de façon normale. Les rêves deviennent également un guide pour savoir comment elle reprendra sa propre vie. Si les rêves préfigurent les événements pour le lecteur, ils illustrent également la maturité du personnage, chaque rêve devenant plus compliqué que le précédent. Chacun des trois rêves fait surface dans l'esprit d'Antoinette à un moment crucial de la vie éveillée du personnage et le développement de chaque rêve représente le développement du personnage tout au long de l'histoire. 

Le premier rêve a lieu quand Antoinette est une jeune fille. Elle avait tenté de se lier d'amitié avec une fille jamaïcaine noire, Tia, qui a fini par trahir son amitié en lui volant son argent et sa robe, et en l'appelant «nègre blanche» (26). Ce premier rêve décrit clairement la peur d'Antoinette à propos de ce qui s'est passé plus tôt dans la journée et sa naïveté juvénile: "J'ai rêvé que je marchais dans la forêt. Pas seul. Quelqu'un qui me détestait était avec moi, hors de vue. J'entendais des pas lourds en me rapprochant et même si je me débattais et criais, je ne pouvais pas bouger "(26-27).

Le rêve souligne non seulement ses nouvelles peurs, qui découlent des abus subis par son «amie», Tia, mais aussi le détachement de son monde de rêve de la réalité. Le rêve montre sa confusion sur ce qui se passe dans le monde qui l'entoure. Elle ne sait pas, dans le rêve, qui la suit, ce qui souligne le fait qu'elle ne réalise pas combien de personnes en Jamaïque lui souhaitent, ainsi qu'à sa famille, un préjudice. Le fait que, dans ce rêve, elle utilise seulement lepassé, suggère qu'Antoinette n'est pas encore suffisamment développée pour savoir que les rêves sont représentatifs de sa vie.                                   

Antoinette gagne en puissance de ce rêve, en ce qu'elle est son premier avertissement de danger. Elle se réveille et reconnaît que «rien ne serait plus pareil. Cela changerait et continuerait de changer »(27). Ces mots préfigurent les événements futurs: l'incendie de Coulibri, la deuxième trahison de Tia (quand elle lance le rocher à Antoinette), et son éventuel départ de la Jamaïque. Le premier rêve a un peu mûri son esprit à la possibilité que tout ne soit pas bien.

Le deuxième rêve d'Antoinette se produit pendant qu'elle est au couvent. Son beau-père vient lui rendre visite et lui annonce qu'un soupirant viendra la chercher. Antoinette est mortifiée par cette nouvelle, disant: «Ce n'était pas comme ce matin-là quand j'ai trouvé le cheval mort. Ne dites rien et ce n'est peut-être pas vrai »(59). Le rêve qu'elle a fait cette nuit-là est, encore une fois, effrayant mais important:

Encore une fois, j'ai quitté la maison de Coulibri. Il fait encore nuit et je marche vers la forêt. Je porte une robe longue et des chaussons fins, je marche donc difficilement, en suivant l'homme qui est avec moi et en levant la jupe de ma robe. Il est blanc et beau et je ne souhaite pas le salir. Je le suis, malade de peur mais je ne fais aucun effort pour me sauver; si quelqu'un essayait de me sauver, je refuserais. Cela doit arriver. Maintenant, nous avons atteint la forêt. Nous sommes sous les grands arbres sombres et il n'y a pas de vent. Il se retourne et me regarde, son visage noir de haine, et quand je vois cela, je commence à pleurer. Il sourit sournoisement. «Pas ici, pas encore», dit-il, et je le suis en pleurant. Maintenant je n'essaye pas de tenir ma robe, elle traîne dans la saleté, ma belle robe. Nous ne sommes plus dans la forêt mais dans un jardin clos entouré d'un mur de pierre et les arbres sont des arbres différents. Je ne les connais pas. Il y a des étapes menant vers le haut. Il fait trop sombre pour voir le mur ou les marches, mais je sais qu'ils sont là et je pense: «Ce sera quand je monterai ces marches. Au sommet.' Je trébuche sur ma robe et ne peux pas me lever. Je touche un arbre et mes bras s'y accrochent. 'Ici ici.' Mais je pense que je n'irai pas plus loin. L'arbre se balance et se secoue comme s'il essayait de me rejeter. Je m'accroche toujours et les secondes passent et chacun fait mille ans. «Ici, ici», dit une voix étrange, et l'arbre cessa de se balancer et de se secouer. (60)

La première observation que l'on peut faire en étudiant ce rêve est que le personnage d'Antoinette mûrit et se complexifie. Le rêve est plus sombre que le premier, rempli de beaucoup plus de détails et d'images. Cela suggère qu'Antoinette est plus consciente du monde qui l'entoure, mais la confusion de savoir où elle va et qui est l'homme qui la guide, montre clairement qu'Antoinette n'est toujours pas sûre d'elle, la suivant simplement parce qu'elle ne sait pas quoi d'autre faire. 

Deuxièmement, il faut noter que, contrairement au premier rêve, cela se raconte au présent, comme si cela se passait en ce moment et que le lecteur était censé l'écouter. Pourquoi raconte-t-elle le rêve comme une histoire plutôt que comme une mémoire, comme elle l'a dit après le premier? La réponse à cette question doit être que ce rêve fait partie d'elle plutôt que simplement quelque chose qu'elle a vaguement vécu. Dans le premier rêve, Antoinette ne reconnaît pas du tout où elle marche ou qui la poursuit; cependant, dans ce rêve, bien qu'il y ait encore une certaine confusion, elle sait qu'elle est dans la forêt à l'extérieur de Coulibri et que c'est un homme, plutôt que «quelqu'un».

En outre, le deuxième rêve fait allusion à de futurs événements. On sait que son beau-père prévoit d'épouser Antoinette à un prétendant disponible. La robe blanche, qu'elle essaie de ne pas «salir», représente son être forcé dans une relation sexuelle et émotionnelle. On peut donc supposer que la robe blanche représente une robe de mariée et que «l'homme noir» représenterait Rochester, qu'elle finit par épouser et qui finit par grandir pour la détester. 

Ainsi, si l'homme représente Rochester, il est également certain que la transformation de la forêt de Coulibri en un jardin avec «différents arbres» doit représenter le fait qu'Antoinette quitte les Caraïbes sauvages pour la «vraie» Angleterre. La fin éventuelle du voyage physique d'Antoinette est le grenier de Rochester en Angleterre et cela, aussi, est préfiguré dans son rêve: «Ce ne sera pas quand je monterai ces marches. Au sommet."

Le troisième rêve se déroule dans le grenier de Thornfield. Encore une fois, cela a lieu après un moment significatif; Antoinette avait été informée par Grace Poole, son gardien, qu'elle avait attaqué Richard Mason lors de sa visite. À ce stade, Antoinette a perdu tout sens de la réalité ou de la géographie. Poole lui dit qu'ils sont en Angleterre et Antoinette répond: «'Je ne le crois pas… et je ne le croirai jamais'» (183). Cette confusion d'identité et de placement se poursuit dans son rêve, où il est difficile de savoir si Antoinette est éveillée et liée de mémoire, ou rêvant.

Le lecteur est d'abord entraîné dans le rêve par l'épisode d'Antoinette avec la robe rouge. Le rêve devient une continuation de la préfiguration énoncée par cette robe: «J'ai laissé la robe tomber sur le sol et j'ai regardé du feu à la robe et de la robe au feu» (186). Elle poursuit: «J'ai regardé la robe par terre et c'était comme si le feu s'était propagé à travers la pièce. C'était magnifique et cela me rappelait quelque chose que je devais faire. Je me souviendrai avoir pensé. Je me souviendrai très bientôt maintenant »(187).

De là, le rêve commence immédiatement. Ce rêve est beaucoup plus long que les deux précédents et s'explique comme s'il ne s'agissait pas d'un rêve, mais de la réalité. Cette fois, le rêve n'est pas singulièrement passé ou présent, mais une combinaison des deux parce qu'Antoinette semble le raconter de mémoire, comme si les événements s'étaient réellement produits. Elle incorpore ses événements de rêve à des événements qui se sont réellement déroulés: «Enfin, j'étais dans le hall où brûlait une lampe. Je m'en souviens quand je suis venu. Une lampe et l'escalier sombre et le voile sur mon visage. Ils pensent que je ne me souviens pas mais je le fais »(188).

Au fur et à mesure que son rêve progresse, elle commence à entretenir des souvenirs encore plus lointains. Elle voit Christophine, lui demandant même de l'aide, fournie par «un mur de feu» (189). Antoinette se retrouve à l'extérieur, sur les remparts, où elle se souvient de beaucoup de choses de son enfance, qui se déroulent sans heurts entre le passé et le présent:

J'ai vu l'horloge grand-père et le patchwork de tante Cora, toutes les couleurs, j'ai vu les orchidées et les stephanotis et le jasmin et l'arbre de vie en flammes. J'ai vu le lustre et le tapis rouge en bas et les bambous et les fougères arborescentes, les fougères dorées et l'argent… et l'image de la fille du Miller. J'ai entendu le perroquet appeler comme il l'a fait quand il a vu un étranger, Qui est la? Qui est la? et l'homme qui me détestait appelait aussi, Bertha! Berthe! Le vent a attrapé mes cheveux et a ruisselé comme des ailes. Cela pourrait me soutenir, pensais-je, si je sautais sur ces pierres dures. Mais quand j'ai regardé par-dessus le bord, j'ai vu la piscine de Coulibri. Tia était là. Elle m'a fait signe et quand j'ai hésité, elle a ri. Je l'ai entendue dire: Tu as peur? Et j'ai entendu la voix de l'homme, Bertha! Berthe! Tout cela, j'ai vu et entendu en une fraction de seconde. Et le ciel si rouge. Quelqu'un a crié et j'ai pensé Pourquoi ai-je crié? J'ai appelé "Tia!" et a sauté et s'est réveillé. (189-90)

Ce rêve est rempli de symbolisme qui sont importants pour la compréhension du lecteur de ce qui s'est passé et de ce qui va se passer. Ils sont également un guide pour Antoinette. L'horloge et les fleurs de grand-père, par exemple, ramènent Antoinette à son enfance où elle n'était pas toujours en sécurité mais, pendant un certain temps, avait l'impression d'appartenir. Le feu, qui est chaud et rouge vif, représente les Caraïbes, qui était la maison d'Antoinette. Elle se rend compte, quand Tia l'appelle, que sa place était en Jamaïque depuis le début. Beaucoup de gens voulaient que la famille d'Antoinette disparaisse, Coulibri a été brûlé et pourtant, en Jamaïque, Antoinette avait une maison. Son identité lui a été arrachée par le déménagement en Angleterre et en particulier par Rochester, qui, pendant un certain temps, l'appelle «Bertha», un nom inventé.

Chacun des rêves Large mer des Sargasses a une importance importante pour le développement du livre et le développement d'Antoinette en tant que personnage. Le premier rêve montre son innocence au lecteur tout en éveillant Antoinette au fait qu'il y a un réel danger à venir. Dans le deuxième rêve, Antoinette préfigure son propre mariage avec Rochester et son éloignement des Caraïbes, où elle n'est plus sûre d'appartenir. Enfin, dans le troisième rêve, Antoinette retrouve son sens de l'identité. Ce dernier rêve fournit à Antoinette un plan d'action pour se libérer de sa soumission en tant que Bertha Mason tout en préfigurant au lecteur les événements à venir Jane Eyre.